La femme du fossoyeur – Une fable morale à Djibouti
« Ta mère est en train de mourir. Je n’ai pas assez d’argent pour la sauver. »
Après sa première mondiale à la Semaine de la critique du Festival de Cannes en 2021, La femme du fossoyeur a fait partie de la sélection officielle du TIFF avant de remporter l’Étalon d’or lors de la 27ème édition du Fespaco (Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou), récompensant une œuvre humaniste et engagée, entre fable poétique et histoire d’amour, sur fond de détresse sociale.
Projet développé dans le cadre de la Cinéfondation, la Résidence du Festival de Cannes, et soutenu notamment par la France via l’Aide au cinéma du monde, le réalisateur finno-somalien Khadar Ayderus Ahmed signe avec La femme du fossoyeur un premier long métrage. Le film raconte la vie d’un couple amoureux, Guled et Nasra, vivant dans les quartiers pauvres de Djibouti avec leur fils Mahad. L’équilibre de leur famille est menacé car Nasra souffre d’une grave maladie rénale et doit se faire opérer d’urgence. L’opération coûte cher et Guled, qui travaille comme fossoyeur, ne gagne pas suffisamment. Un long périple à travers le désert pour demander le soutien de sa famille l’attend, laissant alors, à contre-cœur, femme et enfant dans une situation précaire.
Profession : fossoyeur
Héros ordinaires, histoire simple, quête élémentaire, mis en scène épurée : sous ces apparences, La femme du fossoyeur embarque un dispositif proche d’un conte dramatique qui cache une profonde humanité et une description attentive des maux de la société africaine.
« Mon but est de donner une voix à ceux qu’on n’entend pas et qu’on ne voit pas, ceux qui ne sont jamais reconnus ou dont la contribution à leur société n’est jamais valorisée parce qu’ils ont apparemment moins ou parce qu’ils « n’en valent pas la peine ».
Khadar Ayderus Ahmed
Les premières images nous plongent directement dans la réalité inquiétante de Djibouti, ancienne colonie française, dont les conflits armés et les instabilités politiques depuis la décolonisation ont miné ce micro-État et les populations locales. Le tournage sur le terrain, loin du confort d’un studio de tournage, nous fait toucher ici par le jeu de la fiction à une Afrique imbriquée dans un modèle de vie traditionnel et empêchée par la pauvreté, les inégalités et les guerres qui s’abattent sur les petites gens. Ce film rappelle tristement les héros ordinaires de Timbuktu (Abderrahmane Sissako, 2014), de Va, vis et deviens (Radu Mihaileanu, 2005), d’Atlantique (Mati Diop, 2019), et du documentaire En route pour le milliard (Dieudo Hamadi, 2020) : personnages malmenés et maltraités qui font acte de résilience face aux pressions et injustices hors de leur contrôle.
Muni de sa pelle, son précieux outil de travail, Guled, le fossoyeur, court après les ambulances dans l’espoir d’enterrer des morts et se faire un peu d’argent. Lui et ses collègues attendent impatiemment les morts, tels des rapaces, et proposent un service funéraire expéditif, très bon marché, pour les familles sans le sou. Pauvre et volontaire, il parvient à transcender ses conditions de vie calamiteuses par une grandeur morale : plutôt que de sombrer et de baisser les bras, il est résolu à sauver la femme qu’il aime et tente le tout pour le tout en traversant une étendue désertique et montagneuse afin de rejoindre son village natal, un lieu où il est, depuis son départ, persona non grata.
Mahad (Khadar Abdoul-Aziz Ibrahim), au chevet de sa mère.
Le sens du sacrifice n’est heureusement pas traité dans une figure de style hollywoodienne. Khadar Ayderus Ahmed prend le temps de développer la complexité de la détresse familiale dans son milieu naturel et dissipe les effets agréables d’une dramaturgie solide sur le spectateur. La mauvaise nouvelle – sans opération urgente, Nasra est condamnée à mourir – conduit les personnages à des actes de bravoure : le fils, adepte de l’école buissonnière, soutient sa mère pendant l’absence du père et cherche à réunir l’argent pour l’opération ; la mère, souffrante, garde sa dignité et son allure coquette ; la femme médecin de l’hôpital plaide la cause de sa patiente dépourvue de moyen financier ; le père tente de renouer avec sa famille qui l’a rejeté. Les personnages évoluent entre des décors urbains extrêmement rudimentaires, formant un bidonville du quartier Balbala (dont l’école incarne une image de résistance de par sa présence), le décor d’un hôpital moderne qui facture trop cher les soins sans conscience de la pauvreté environnante et la beauté dangereuse des décors arides qui se dressent en dehors de la ville de Djibouti. Une des réussites du film est d’insérer dans ces décors, inhospitaliers, une intimité et une sensibilité envoûtantes, par exemple dans les scènes de bain et de coucher dans le foyer familial.
Exode rural
Chavirant entre la vie et la mort, entre un monde qui s’enlise (les quartiers pauvres de Djibouti, la mort probable de la mère, la destruction annoncée de l’unité familiale) et un monde qui s’efforce de renaitre de ses cendres (la rédemption du fils, le sauvetage de la mère, l’instruction dans une école d’un bidonville, les retrouvailles de Guled avec ses racines), le film décrit une autre réalité : l’exode rural. Il a conduit Guled à quitter son petit village natal où il était destiné à devenir et rester berger. Le rêve d’émancipation dans la ville, lieu de tous les possibles pour se détacher de son rang social, l’a convaincu, comme tant d’autres, à tenter sa chance ailleurs. Cette ambition est restée néanmoins au stade d’une chimère et le retour au village, sans le sou, devient le signe de l’échec et de la honte pour Guled. Il y perd une bonne partie de sa dignité en implorant les siens, aussi pauvres que lui, pour récupérer son troupeau de chèvres qu’il a délaissé avant de partir à la ville.
Mais, tout est affaire de morale et de tradition dans ces contrées et la détresse de Guled se heurte au conseil du village organisé autour d’un grand arbre. C’est finalement le chef du village, le sage, qui tranche et choisit de préserver l’intégrité du village. Le héros paie lourdement sa décision d’avoir tourné le dos à sa famille, le privant de tout espoir de venir en aide à sa femme mourante. Le film prend ainsi dans sa dernière partie le contour d’une fable morale. Dans une dernière tentative désespérée, Guled vole le troupeau et s’enfuit dans les montagnes, avant d’être retrouvé par son frère et ses amis qui le battent à mort. L’ironie de l’histoire est de voir le corps du père transporté à l’arrière d’un 4×4 en direction de Djibouti. On devine qu’il se dirige du côté de l’hôpital où attendent ses collègues fossoyeurs les morts à enterrer, clôturant alors le film là où il a commencé en refusant tout happy end.
Critique rédigée par Bruno Boez, membre du comité de sélection longs métrages du FIFE
(Source : https://lepetitseptieme.ca/2021/11/16/la-femme-du-fossoyeur-une-fable-morale-a-djibouti/)