Life of Ivanna — Mère Courage

La vie est rude dans la toundra arctique russe, elle peut même nous paraître hostile. Ivanna fait partie du peuple autochtone Nenets et mène une vie nomade avec ses cinq enfants. Elle et sa jeune progéniture habitent au sein d’une petite communauté dans une cabane mobile posée sur la glace : habitation fragile, recouverte de peaux, parfois mise à rude épreuve en raison des intempéries. Ivanna a la vie dure depuis que son mari a quitté la toundra pour travailler à l’usine. Elle n’a pas eu d’autre choix que devenir coriace et forte et de multiplier les rôles : matriarche, protectrice, éducatrice, décideuse et voyageuse.

Renato Borrayo Serrano, né au Guatemala et vivant en Russie, filme un temps révolu, un mode de vie traditionnel qui disparaît comme la banquise et a fasciné tant de cinéastes documentaristes : l’Américain Robert Flaherty avec Nanouk l’Esquimau et l’Homme d’Aran, les Québécois Michel Brault et Pierre Perrault avec Pour la suite du monde, ou le Français Jean Rouch avec La Chasse au lion à l’arc.

Life of Ivanna – (c) Cat n Docs

Life of Ivanna installe dès les premières secondes un dispositif de mise en scène documentaire hérité du cinéma direct. Images brutes captées sur le vif, écartant toute fioriture telle que la musique additionnelle ou les entretiens filmés, le réalisateur déploie une caméra « plante verte » à la Wiseman et la Depardon qui semble n’avoir ni incidence ni interaction avec le réel. Pourtant, il prend soin d’effacer ses gestes, d’effacer pour ainsi dire son travail de cinéaste afin de restituer une esthétique la plus proche de la vie, la plus fidèle du mode de vie qu’il filme.

La phase d’exposition du film est symptomatique à cet égard. Dans l’espace exigu et élémentaire de la cabane, la mère s’occupe du feu, la cigarette au bec, juste avant de faire la vaisselle sans eau courante en économisant le plus possible le liquide précieux. Non loin de là, les enfants, incroyablement autonomes pour leur âge (on les verra plus tard manipuler couteaux et allumettes), jouent dans les paysages menaçants de la toundra qui fait office de terrain de jeu innocent.

Si la vie est rudimentaire et à l’opposé du monde que nous connaissons, c’est bien là que Life of Ivanna puise toute sa force poétique et sidérante : une chronique d’un des derniers peuples nomades sur la terre vivant au gré des saisons, des déplacements et de ce que la nature réserve.  Cependant, Ivanna a un rêve. Elle nous le confie dans un des rares passages en voix off. Elle veut changer de vie, partir, quitter la vie nomade. Tirée par une motoneige et des rennes, la cabane glisse sur 200 km vers le sud pour rejoindre le père des enfants qui les accueillera le visage contusionné et dévasté par l’alcool. Là-bas, un spectacle prenant la forme d‘une violence conjugale nous attend au cours d’une longue scène de beuverie où le père pourchasse et harcèle Ivanna sous les yeux des enfants. La caméra reste infaillible, filmant ces moments intimes et hallucinés de misère sociale jusqu’au départ précipité de la famille laissant derrière elle l’ombre maudite du paternel.

La prochaine étape est la ville portuaire de Dudinka en Sibérie. Aux abords d’une barre d’immeubles repoussants, les enfants errent dans ce paysage étranger qui leur paraît surréaliste. Après la visite d’une église orthodoxe, ils vont chercher des trésors dans une décharge publique. Laissés à leur triste sort dans un milieu inconnu qui les dépasse, la fin du film pose la problématique du passage du monde nomade au monde sédentaire. Le film s’achève comme il a commencé : montrant Ivanna dans son rôle de femme à tout faire, prisonnière des tâches ménagères et de sa condition, restant néanmoins attachée aux plaisirs des gestes traditionnels en découpant à même le sol un gros poisson.

Reposant sur un travail magnifique de cinéma direct et de montage, le cinéaste Renato Borrayo Serrano signe un premier long métrage contenant des scènes incroyables qu’il restitue dans une dramatisation du réel époustouflante, faisant de nous les témoins privilégiés d’un monde qui résiste à travers le portrait de Ivanna, mais qui ne peut éviter de s’effondrer sous l’influence de la civilisation moderne.

Critique rédigée par Bruno Boez, membre du comité de sélection longs métrages du FIFE

(Source : https://lepetitseptieme.ca/2021/05/11/hot-docs-life-of-ivanna/)

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