Alam, une jeunesse rebelle

« Le jour de leur indépendance est le jour de notre Nakba » (Le terme arabe de « nakba » signifie « catastrophe » ou « désastre » et désigne l’exode palestinien de 1948 lors de la création de l’État d’Israël.) : Tag sur un mur dans une ville située sur le territoire palestinien sous contrôle israélien

Programmé par le prestigieux festival international du film de Toronto (TIFF) en 2022, Alam, qui signifie drapeau en français, poursuit sa reconnaissance à l’international. Il vient de remporter le Grand Prix du long métrage de fiction au Festival International du Film d’Eduction en France. Le jury du festival a été conquis par le premier long métrage, politiquement engagé, de Firas Khoury, scénariste et réalisateur palestinien dont le très remarqué court métrage Maradona’s Legs (2019) avait fait le tour du monde et reçu plusieurs dizaines de prix. Excellente nouvelle, Alam prendra l’affiche des salles françaises à partir du 7 juin 2023 grâce au distributeur de films indépendants, JHR Films.

Un drapeau plutôt que les armes

Chaque année, l’État d’Israël célèbre son indépendance avec emphase, tandis que le même jour les Palestiniens commémorent la « Nakba », la Catastrophe qui symbolise le déplacement de centaines de milliers de personnes qui vivaient dans les territoires aujourd’hui sous contrôle israélien. Devenus depuis citoyens israéliens, nombreux sont les Palestiniens demeurés en Israël qui font face à un dilemme pernicieux :oublier le passé et soutenir le régime de l’« occupant », ou bien faire acte de rébellion comme les jeunes héros dans Alam qui se heurtent à un système éducatif qui travestit l’histoire, leur histoire, et ignore la souffrance de leur peuple et de leurs aïeux.

Quand la charmante Maysaa (SereenKhass) débarque dans la classe de Tamer (Mahmoud Bakri), son parcours d’adolescente rebelle est déjà partout sur les réseaux sociaux. Elle a été renvoyée – dit-on – de son école à Jérusalem pour activisme, en ayant défendu la cause palestinienne (ce qu’elle démentira plus tard, mais qu’importe l’image de la rebelle subsistera). Elle criera bientôt au milieu de la classe : « C’est un effacement de l’histoire ! »tenant tête au professeur qui assène que la guerre israélo-arabe de 1948 avec la victoire israélienne est un grand jour. Tamer roule des yeux, tombe sous le charme, lui qui est menacé d’expulsion et est convoqué couramment dans le bureau du proviseur. Il faut dire que pendant les cours, Tamer a pris l’habitude de graver sur sa table un symbole pour le moins protestataire : un singe de la sagesse dont l’oreille et la bouche sont bouchées. Ce geste est suffisant pour être étiqueté dissident dans cet établissement rigoriste, même si Tamer préfère fumer des joints et trainer avec les copains. L’image de l’adolescent, filmé de dos, traversant le couloir de son lycée et portant sur ses épaules sa table gravée est d’une force poétique très forte : métaphore d’une jeune génération que l’on tente de museler par une éducation propagandiste.

De symboles, il est en question tout au long du film puisque Tamer, Maysaa et leurs trois autres camarades décident de remplacer, le jour de l’indépendance de l’État d’Israël, le drapeau israélien hissé au-dessus de leur école par le drapeau palestinien. Si cette jeunesse veut s’emparer d’un pouvoir symbolique, encore plus dévastateur que de prendre les armes, elle n’est pas dupe sur l’issue de cette opération. Le jeune chef de la mission commando avance avec provocation que le drapeau palestinien qu’il défend n’est qu’un morceau de tissu.

« Mon père disait le début de la Libération c’est pouvoir hisser ton drapeau. Le summum de la libération, ce serait de pouvoir le brûler. »

Sujet brûlant justement, le conflit israélo-palestinien a été maintes fois représenté sur le grand écran. Il faut rappeler l’existence d’œuvres admirables, réalisées des deux côtés du conflit, critiquant l’occupation, la gestion du conflit par le pouvoir en place ou portées par la résilience : des films ouvertement engagés avec les documentaires de l’Israélien Avi Mograbi (Pour un seul de mes deux yeux, 2005) ou plus récemment l’œuvre de fiction de l’Israélien Nadav Lapid (Le Genou d’Ahed, 2021), ou bien avec le cinéma poétique du Palestinien Elia Suleiman (Intervention divine, 2002) et de l’Israélien Eran Riklis (Les Citronniers, 2008). Du désir de documenter une société minée de l’intérieur, de se soulever contre un système de censure ou répressif, les tentatives du septième art de traiter ce sujet des plus complexes sont toujours courageuses, obnubilées par la frontière, le territoire, l’injustice, les violences et la vérité. Firas Khoury avance donc sur des œufs, mais avec une soif de poésie. Loin de penser que ce sujet est épuisé cinématographiquement, il parvient à livrer une histoire absolument originale prenant le point de vue d’une jeunesse, administrativement israélienne, mais qui se sent palestinienne. Quel drapeau servir?

Cris et chuchotements

S’il puise dans la poésie, la frontière du burlesque n’est pas loin, comme dans cette scène nocturne où on voit une voiture de police qui patrouille avec une échelle sur le toit pour repérer les drapeaux palestiniens accrochés illégalement. Quand le policier monte sur l’échelle pour enlever le symbole dérangeant, le cinéaste rappelle subtilement que la souveraineté de ce territoire reste un enjeu sociétal majeur. Quelques images plus loin, ce drapeau gênant brûlera, symbole d’un pays grignoté par un autre : image qui renvoie à la triste actualité, à une autre histoire à quelques centaines de kilomètres de là au nord, en Ukraine.

Maysaa (Sereen Khass) et Tamer (Mahmoud Bakri)

Tamer est pris en étau entre son école qui bride sa liberté de pensée et sa famille qui veut à tout prix s’intégrer et lui interdit de participer à une manifestation pro palestinienne. Il rejoindra la révolte moins par conscience politique que par ses sentiments, épris par la beauté de Maysaa. Tamer n’est pas le premier et ne sera pas le dernier qui rejoint une révolution, moins par conviction que par amour. La pulsion de vie prend le dessus comme si le besoin de se souder était la meilleure chose à faire en ces temps de guerre et d’invasion à outrance.

Les amants s’épient avant que Maysaa ne se cache dans l’armoire de la chambre de Tamer lorsque son père débarque soudainement. Ils sortent avec les copains, vont en classe, dans des AG, chantent, protestent et prennent même des coups dans une manifestation où les violences policières font rage. La bande incarne une jeunesse vindicative, vacillante, mais transportée par un esprit de pacification infaillible. Donner ainsi la force d’opposition à une jeunesse qui réclame la vérité dans les rangs de l’école et incarne l’avenir par la non-violence est une pirouette magique confectionnée par le cinéaste Firas Khoury. Assurément, par son art, Alam apporte un point de vue complémentaire et lumineux au débat éternel qu’est la cohabitation.

Un drapeau palestinien se hisse au-dessus de la tête des manifestants juste avant le lancement des gaz lacrymogènes. Un autre drapeau, celui-là noir, flotte dans une rue calme au cours de la nuit. Le véhicule du jeune groupe dissident se faufile, en route vers l’opération, mais est bientôt bloqué par une fête de mariage au milieu du village : image comique, mais métaphore subtile des terribles check-points qui empêchent nombreux Palestiniens de circuler librement dans la vraie vie. Les jeunes se réconfortent dans la chaleur humaine, les rires, les danses et l’alcool, avant de reprendre leur route jusqu’à l’école. L’issue finale – intervertir les deux drapeaux – n’est pas si importante que le trajet que ces jeunes font pour se battre pour leur liberté d’expression et un monde libre.

Mais, ce combat signifie parfois un lourd tribut à payer. L’oncle de Tamer, devenu fou après un passage forcé dans un asile pour avoir participé à une manifestation dite terroriste, en a fait les frais. Sa présence errante dans le décor d’une vaste cour côtoyant la maison de Tamer et de Maysaa indique que l’aliénation n’est pas une chimère là-bas, mais a lieu silencieusement dans l’ombre d’individus broyés par un système. Dans cette cour dépourvue de végétation, un seul arbre a résisté. L’oncle y a installé un parasol et une chaise longue en territoire occupé. Obsédé par le feu depuis son retour, il a d’abord brûlé ses cours de médecine et ses livres, et, depuis, tous les jours il cherche à brûler quelque chose. Et quand il se décide à mettre le feu à l’arbre dans la cour, le dernier souffle de vie dans cet espace désertique, le cinéaste suspend cette destruction de façon poétique avec la pluie qui commence à tomber.

Cette pluie ravive un peu l’espoir comme cet air de l’Internationale qui tourne en boucle dans le film provenant d’un mug aux allures de gadget. Cet hymne est-il encore fédérateur de nos jours ? Ou n’est-ce plus qu’un produit, parmi d’autres, noyé dans les publications des médias sociaux ? Mais le chant final de Leonard Cohen, The Partisan, nous convainc que la résistance reste bien une lutte éternelle, notre histoire perpétuelle, et si profondément humaine.

Bruno Boez, membre du comité de sélection Longs métrages de fiction
(Source : https://lepetitseptieme.ca/2023/01/07/alam-une-jeunesse-rebelle/)

 

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