Le diable n'existe pas de Mohammad Rasoulof
There Is No Evil – Quatre histoires, un combat
« – Qui décide des lois ?
– Je ne sais pas. Quelqu’un qui a plus de pouvoir que nous.
– Si certaines de ces lois sont imposées, pourquoi ne peux-tu pas dire non ?
– Si je dis non, ils détruiront non vies. »
Le Petit Septième continue sa couverture du VIFF – le Vancouver International Film Festival – qui s’achève le 7 octobre. Après de très belles découvertes (Moving On, Beauty Water, Bad Tales, Siberia), There is no Evil (Sheytan vojud nadarad) du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof se révèle être, lui aussi, un magnifique film. Il a d’ailleurs remporté l’Ours d’Or à la Berlinale 2020. Brûlot politique contre la peine de mort, il surprend au sein du corpus du cinéma iranien qui, traditionnellement imbriqué dans les profondeurs de sa société multiforme, ne nous avait pas habitué à tâtonner une forme plus radicale d’activisme. À découvrir absolument donc !
Iran, de nos jours. Heshmat est un mari et un père exemplaire, mais nul ne sait où il va tous les matins. Pouya, jeune conscrit, ne peut se résoudre à tuer un homme comme on lui ordonne de le faire. Javad, venu demander sa bien-aimée en mariage, est soudain prisonnier d’un dilemme cornélien. Bharam, médecin interdit d’exercer, a enfin décidé de révéler à sa nièce le secret de toute une vie. Ces quatre récits sont inexorablement liés. Dans un régime despotique où la peine de mort existe encore, des hommes et des femmes se battent pour affirmer leur liberté.
Acte de résistance
There is no Evil est composé de quatre histoires d’environ trente minutes chacune réunissant à chaque fois différents acteurs. Ces histoires sont reliées par de mêmes dénominateurs communs : la peine de mort, le service militaire forcé et les exécutions obligatoires faites par les jeunes recrues bizutées. Mohammad Rasoulof s’intéresse aux signes visibles et aux dégâts causés par les lois iraniennes sur les individus lambda et leurs familles. Mais l’ordre appelle à la révolte quand la peur d’un régime appelle à la fuite.
Mohammad Rasoulof
Les tranches de vie ordinaires que le cinéaste met en scène ne s’avèrent finalement pas si ordinaire car la désobéissance, la peur, le secret et le sacrifice hantent et rongent les personnages. Ces vies brisées il y en a eu, il y en aura encore, dans un pays où la peine capitale court toujours et où l’armée prend part à l’exécution des peines en contraignant les jeunes conscrits à faire la sale besogne (c’est du moins ce que le film suggère). Comme le raconte un des soldats dans le film, refuser le service militaire de deux ans, c’est renoncer à un passeport, c’est renoncer d’être libre de ses mouvements, c’est être blacklisté, c’est accepté de vivre caché pour le restant de ses jours. À l’inverse, se plier aux ordres et ôter la vie à quelqu’un c’est prendre le risque d’être traumatisé à vie. Tuer ou fuir : c’est le dilemme auquel ont été ou sont confrontés les personnages principaux masculins du film.
Ces vies gâchées montrent toute l’absurdité du système judiciaire et pénitentiaire d’un pays où l’application de la peine de mort est l’une des plus poussées au monde. Il faut le dire tout de suite : Mohammad Rasoulof met les pieds dans le plat et s’attaque frontalement à ce fléau avec une liberté d’expression et des dialogues parfois dissidents. Acte courageux ? Certainement quand on sait que le réalisateur a été interdit de sortie par l’Iran et n’a pas pu se rendre à la Berlinale où son film était présenté. Absolument, quand on sait que son précédent film, Un homme intègre, lui a valu une peine d’un an de prison, pour cause de « propagande contre le régime iranien » et « atteinte à la sécurité ».
Le cinéaste recommence et réitère. « Ils n’ont pas le droit de m’interdire toute création artistique ou de faire obstacle à mon activité artistique. Je ferai tout mon possible pour profiter de mes droits humains, comme je l’ai déjà fait jusqu’à présent, et je continuerai à le faire. », annonce-t-il lors d’une interview (Euronews, 5 mars 2020).
Ironie
Les mains liées, mais l’esprit libre, Mohammad Rasoulof nous offre un film contestataire mais qui, par effet ricochet, a peu de chance d’être visible dans son pays tant la censure de l’Etat est importante en ce qui concerne la distribution des films et l’octroi (ou non) d’un permis de projection. Cette carrière artistique malmenée par les autorités iraniennes fait penser à celle de Jafar Panahi. Ce dernier, alors assigné à résidence pour des raisons similaires à son compatriote, avait interdiction de faire son métier de réalisateur. Mais, bravant cette interdiction, il réalisait un magnifique film en 2011, Ceci n’est pas un film, dans lequel il imaginait dans son salon la mise en scène de son projet de film dont le scénario avait été censuré.
On se demande si le titre Le Diable n’existe pas ne renvoie pas au titre Ceci n’est pas un film. Tous deux utilisent la figure de l’ironie pour mieux s’attaquer à un régime totalitaire. Ces films rêvant de changer le monde, du moins leur pays, utilisent la seule arme qu’ils ont à leur disposition : bénéficier d’un éclairage dans le reste du monde grâce à l’appui de producteurs, distributeurs et festivals étrangers pour faire connaître la situation dans leur pays. On devine que la coproduction avec deux pays européens (l’Allemagne et la République tchèque) a été indispensable à l’existence même du film Le Diable n’existe pas. Projet banni en Iran, du moins par les autorités au pouvoir, il montre (une nouvelle fois) que la censure peut se retourner contre le censeur et être tournée en dérision. Les artistes, bâillonnés, ne sont pas prêts de tirer leur révérence.
Partie 1 : Le diable n’existe pas (There is no evil)
Le film dissipe un mystère dès les premières secondes. On est dans un parc de stationnement souterrain mal éclairé; un néon clignote. L’ambiance est lugubre. Heshmat, aidé par un collègue, transporte un gros colis ressemblant à un cadavre. Il s’engage ensuite vers la sortie après avoir passé des sas de sécurité imposants. Quel est ce lieu ? Que fait Heshmat ? Le mystère restera entier jusqu’à la chute finale révélant le métier du protagoniste : non pas un bourreau des cœurs, mais un bourreau tout court.
Mais avant cela, le cinéaste profile des fausses pistes en suivant la vie d’une famille modèle dans son train-train qotidien de métro, boulot, dodo : sortie du travail, sortie d’école, supermarché, fast food, repos et retour au travail. Heshmat semble un père exemplaire et très moderne dans sa façon de vivre et d’interagir avec sa famille. Il aide sa belle-mère avec les tâches ménagères, il prend sa tension et cuisine. Il soutient sa femme dans sa coquetterie et choisit avec elle un colorant pour cheveux dans le rayon du supermarché. De retour à la maison, il lui teint les cheveux dans une scène sensuelle et de grande féminité, si rare dans le cinéma iranien, qu’il faut le souligner.
La mise en scène est sobre. Il y a peu de découpage, cette partie est construite avec une suite de plans-séquences. Le réalisateur installe alors un climat serein et posé où les conversations privées prennent place dans la voiture et l’appartement, mais aussi dans l’espace public avec les scènes au restaurant et au supermarché. Avec la chute finale, Mohammad Rasoulof bouleverse cette banalité en opposant un contrechamp radical à cette vie paisible. Derrière les apparences, derrière cette normalité affichée, derrière cette vie en symbiose avec la société iranienne, se cache l’inimaginable voire le mal. De retour au travail, l’homme se prépare calmement un petit déjeuner avant d’actionner le bouton pour exécuter plusieurs personnes par pendaison. La vie normale est balayée d’un seul coup par un plan glacial et brutal où les pieds gigotent et l’urine coule le long des jambes. Le cinéaste frappe fort et montre une chaine de commandements déshumanisée et machinale proche de l’univers d’un abattoir.
Partie 2 : Elle dit que tu peux le faire (She said you can do it)
Cette partie est également suspendue à un retournement de situation imprévisible. Un huis clos s’installe dans une cellule partagée par de jeunes recrues du service militaire. Geste politique encore, le cinéaste s’évertue à construire un espace exigu et sordide pour donner la vive impression que ces jeunes hommes sont emprisonnés. Durant une nuit blanche, on suit les minutes qui précèdent une exécution qui doit être conduite par Pouya. Anti-héros, il est terrorisé par cette idée et pleure en cachette. Le cinéaste filme le doute, la peur de donner la mort et, aux détours des dialogues entre les recrues, critique la perversité du service militaire obligatoire.
Cette deuxième partie avance donc la peur au ventre avec de gros plans sur le visage livide du jeune soldat. Puis, lorsqu’il rejoint le couloir d’exécution, la scène devient presque comique: le soldat est décomposé alors que le condamné à mort, lui, reste droit et calme. C’est à ce moment-là que le film change de registre, allant sur le film de genre. Une tension se met en place avec une bande son composée de percussions saccadées, jouant alors la partition de la folie d’un personnage qui décide, en prenant les armes, de se révolter contre l’ordre, contre l’armée et contre son pays.
Avec la chute finale que constitue l’évasion du soldat, soigneusement préparée, le cinéaste joue encore avec le spectateur après l’avoir mis sur une fausse piste. Pouya n’avait pas peur de tuer, il avait peur de dire non, passant soudain de la figure de l’anti-héros à celle du héros. Sur une chanson traditionnelle italienne, Bella ciao, hymne de la résistance antifasciste, cette partie, véritable ode à la liberté, s’achève sur les retrouvailles du soldat avec sa fiancée, avant de fuir précipitamment : clin d’œil manifeste au couple mythique Bonnie and Clyde.
Partie 3 : Anniversaire (Birthday)
Javad a enfin réussi à avoir une permission de trois jours durant son service militaire et en profite pour aller voir sa fiancée qui fête son anniversaire. Mais à quel prix ? Il a dû tuer un condamné à mort.
Après la ville et la prison, l’action se passe dans la campagne pour cette troisième partie. Dans un bois, Javad se fait beau, quitte son uniforme et s’habille en civil. Ce retour à la normalité loin des rumeurs de la ville et des obligations ne sera qu’en apparence. Sa belle-famille est en deuil, il apprendra qu’un très proche ami de sa fiancée (un amant ?) a été emprisonné puis exécuté pour des raisons politiques. Ce secret de famille ne peut plus lui être caché alors que l’anniversaire est précédé par une commémoration en mémoire de cet homme considéré comme un fils par la famille. Nouvelle douloureuse, instinct de jalousie, Javad est en colère à l’idée que sa fiancée ait pu lui cacher l’existence de cet inconnu. Cette querelle a lieu loin de la maison familiale, dans un espace privé que se façonne le couple dans la nature.
Mais tout bascule à nouveau quand la jeune femme dispose une photographie du défunt sur l’autel. Javad y reconnait le jeune homme qu’il a tué pour être en permission. Triste coïncidence, il fuit dans la forêt et tente de se noyer dans la rivière. Il pleure comme le jeune homme du précédent épisode, en colère contre lui-même d’avoir commis presque malgré lui un tel acte. Si le film prend ici le contour d’une leçon de vie moraliste, le cinéaste s’intéresse au désastre humain généré par un régime autoritaire et insiste sur la fragilité masculine à l’écran, plutôt inhabituelle dans le cinéma iranien, affaiblissant ainsi le modèle patriarcal. Dans cette continuité, la belle-mère, politisée, dans un rôle de matriarche, conseille Javad de se rebeller contre l’injustice et la dictature : « Le pouvoir c’est de dire non ».
Il faut souligner la complexité du film qui donne par ailleurs la part belle à la féminité et à la sensualité, qui se dégage dans les scènes où le couple est réuni : quand la fiancée se lave dans la rivière, quand Javad la porte et que leurs corps se touchent de facto, quand elle le borde, le réconforte et lui nettoie son visage. Alors que toute sexualité est prohibée par les autorités iraniennes, comment ne pas voir ces scènes suggestives comme un jeu avec la censure comme le faisait Alfred Hitchcock dans Les Enchainés (Notorious) avec une longue scène de baisers où les lèvres d’Ingrid Bergman et de Cary Grant ne se touchaient pas plus de trois secondes pour respecter ironiquement le code Hays en application à l’époque ?
Partie 4 : Embrasse-moi (Kiss me)
Bharam, avec sa compagne, accueille sa nièce à l’aéroport. Le trajet jusqu’à la maison sur une bande son dissonante créé une sensation d’étrangeté dans la banalité du voyage comme pour nous avertir de ce qui se prépare. Toute cette dernière partie exposera en effet la tentative de révéler un secret, un lourd fardeau que porte depuis de longues années Bharam. Mais le sexagénaire, que l’on découvrira plus tard malade, multiplie, sans y parvenir, les occasions en faisant des excursions avec sa nièce. Dans ces scènes de voiture qui font penser au film Le Goût de la cerise (Abbas Kiarostami, 1997), les personnages traversent des zones montagneuses totalement isolées et les plans d’ensemble rappellent l’immensité des paysages et la petitesse des histoires humaines.
Bharam ne sait pas comment lui dire qu’il est son père. C’est donc sa femme qui l’annonce à la jeune femme pour mieux préparer le terrain des explications et de la dispute. Comme Pouya, le jeune soldat de la deuxième partie, Bharam a décidé dans sa jeunesse de dire non et de refuser de tuer un condamné à mort. Il a payé un lourd tribut pour cela. Banni de l’ordre des médecins, il a dû quitter sa compagne de l’époque qui, ils l’apprendront plus tard, attendait un enfant, et se cacher en dehors de la ville tel un clandestin. L’autorité despotique incarnée par l’armée n’était sans doute pas suffisante, la pression sociale s’est ajoutée au destin brisé de cette famille. Pour sauver les apparences et ne pas heurter les coutumes, sa compagne n’a pas eu d’autre choix que de faire ménage avec son propre frère pour justifier sa grossesse. Résister et faire acte de mutinerie a donc demandé de la part de Bharam et de ses proches des sacrifices considérables et irréversibles. Toutefois, ce héros qui ne veut pas en être un, dira à sa fille : « Si c’était à refaire, si je devais encore exécuter quelqu’un pendant mon service, je tournerais à nouveau mon arme contre le garde pour m’enfuir. »
Critique rédigée par Bruno Boez, membre du comité de sélection longs métrages du FIFE
(Source : https://lepetitseptieme.ca/2020/10/06/there-is-no-evil-quatre-histoires-un-combat/)